Le sang qui ruisselle sur mes lèvres est bon. Il fume dans le froid hivernal, et j'aime ça. Je ferme les yeux un instant pour profiter du moment. Manger un cerf est rare. Et bon. Je me remet à laper le cou sanglant de l'animal. Ne rien gâcher. Autour de moi la nuit est totalement silencieuse : au vacarme de la poursuite a succédé le silence de la mort. Ils ont peur. Pourtant ils ne devraient pas : après celui la, je ne pourrais plus rien avaler. La foret retient son souffle en attendant que je finisse, mais je prend mon temps. Le soleil n'est pas encore levé, mais il fait presque nuit noire ici : les Bois Sombres mangent la lumière.

Je me réveil alors que le soleil est au plus haut : j'ai chassé avant l'aube. Il fait bon. Je secoue ma peau d'ourse. Elle me tient chaud et me protège de la rosée. Mais les Chasseurs la reconnaitront. Les autres hommes aussi. Il est temps que je reprenne ma peau d'homme. Couper les poils, laver le sang, enlever la terre. Je n'aime pas ça. Mais les Chasseurs sont malins, et je dois l'être plus encore. Je dois trouver une maison d'homme. Voler des vêtements. C'est fatiguant, mais je ne peux pas rester toute ma vie à chasser. Un jour ils viendront. Et si ils ne viennent pas pour moi, ce sera pour un frère. Alors je vais les trouver avant.
La marre est fraiche. Je plonge et frissonne. je dois frotter fort sur ma peau. La crasse se décolle par plaque. Le sang est dans les poils, je dois arracher. Mon odeur a presque disparue. Je sens beaucoup mieux la foret à présent. Mon reflet dans l'eau me parle : j'ai les cheveux trop longs. Ma barbe aussi. Je dois les couper. Je dois vraiment trouver une maison d'homme.

Maintenant que je suis sec, je cours vers la fin de la foret, vers le royaume des hommes. Las bas je devrais être différent, sinon, ils me tueront. L'odeur de viande cuite me parvient au museau : délicieuse. Une maison d'homme n'est pas loin. Je dois me méfier, mais je suis encore chez moi : la ou je vais, il n'y a pas de grand mur ni de chasseurs. Ils sont seuls. Faibles.
Je les vois. Il coupe du bois et elle est au puis. Il y a trop d'odeur. J'attend un peu. Toujours guetter un peu. C'est une petite maison : ils doivent être seuls. Je n'ai pas faim mais elle est appétissante quand même. Je connais cette envie. Voler une femelle créer toujours des ennuis. Mais... Je peux être discret.
Je suis passé trop près du poulailler. Animales stupides. Le bruit a alerté le fermier. Il vient par ici. Tant pis pour lui.

Il ressemble à une poupée. Allongé par terre, le cou tordu trop droit. Et à peine plus grand que moi : une aubaine. Sa femme ne serait pas forcement d'accord. Elle est maintenant à mes pieds, elle tremble. Je crois qu'elle s'est brisée la voix. Elle criait fort pour une humaine. Mais nous sommes seuls ici.
J'entend des pleurs. Pas les siens. L'odeur. L'odeur! C'était un couple. Un gamin. Bon dieux. Je ne peux pas laisser la mère comme ça : je la fait taire d'un coup de griffe. Je n'ai plus faim d'elle de toute façon. Et j'ai encore moins faim de l'enfant. Que faire?
Il pleure et mouille ses langes. Il ne pèse pas lourd. Mais il pleure toujours. Je cherche du lait. Il doit vouloir du lait. Je n'aime pas les enfants. Ils me rappellent le miens. Mais je ne peux pas le laisser la, il mourrait. Les hommes sont vraiment faibles. Surtout les petits.

Comment j'ai pu me retrouver la? Je porte le petit sur le dos et je parle avec un garde qui me regarde méchamment. Je me vois dans son écu : rasé, nettoyé, habillé. Humain.

"J'dois rentrer dans Valdis. Le petit à faim, on est de passage. Pour la nuit." je lui dis dans un grognement.

Je me revois dans son écu : humain. Ou presque.

"Me laisser rentrer!" je lui lâche.
Je m'énerve déjà. Trois humains en une journée, je dois m'y habituer. Et celui la, il doit rester vivant. Sinon d'autres viendront. Plus fort, moins gras. Juste me laisser rentrer. Ne pose pas de question. Et puis de toute façon je n'aurais pas du lui parler. La porte juste à coté est en ruine. Ça sent le sang. Le sang sale recouvert de sable. Quelque chose est passé avant moi ici. Quelque chose de plus fort que moi.
Je n'aime pas sa façon de me regarder. Il me fait penser à un chien. Je n'ai jamais aimé les chiens. Surtout les chiens domestiques. Les chiens des Chasseurs... ils ne sont pas mous comme lui. Et ils mordent dur. Je n'aime pas m'en rappeler. Mais je dois. Pour continuer à les chercher. Je grogne, et il l'a remarqué. J'arrête et je baisse la tête.

"Me laisser rentrer." je dis plus bas, mais ferme.

Mais le gros est confiant. Ça ce sent. Je crois que je n'aurais pas du lui parler. Parler c'est pour les hommes. Ça créer toujours des ennuis.

Je ne comprend pas. Il parle beaucoup, et vite. Je veux juste rentrer. Pour le chiot, et puis pour les chasseurs. renter. Je veux le tuer mais pas encore; plus tard. Je respire un grand coup. J'expire, et ça sent le sang et la mort. Mince. Il m'a posé une question. Je ris en moi en pensant à qui je peux être.

"Un fermier. J'ai une femme, et un enfant." je dis tout simplement. Tout simplement! Je ris encore sans bruit.

"je veux juste rentrer." Je lui souris à pleine dents. Elles sont trop grandes. Elles pourraient manger sa chaire. Sa chaire grasse. Il le voit tout de suite, mais son instinct est engourdit. Un chien domestique. Il devient plus nerveux. Sa main tient fort son arme. Alors je comprend que je dois moins parler. Je dois agir. Je lui balance ma main dans le visage, le plus fort possible : c'est très fort. Il valse en arrière et trébuche. Il s'effondre sans crier car il ne peut pas. La rue n'est pas déserte, mais personne ne veut vraiment voir. Je sens la peur autour de moi.

Alors je dit : "C'était MA femelle!". C'est une ruse. Mais la peur augmente : ça ne doit pas se dire comme ça. Tant pis, je marche vite dans une petite rue. Un cul de sac. Je respire fort, et je saute.

L'air siffle sur mon visage, c'est agréable. Agréable d'être fort. Je retombe sur le dessus d'une maison d'homme : je suis seul. Les hommes ont presque tué la Lune, la fumée la cache. Mais ce soir, la Lune ma mère est forte. Elle veille sur moi. C'est agréable. Agréable d'être avec elle. Je veux d'un coup qu'ils sachent. Que le monde des hommes sache. Je ne devrais pas, mais je le fait. Je hurle fort et longtemps. Je hurle ma haine. Je hurle ma force. Je hurle la Lune. C'est agréable. Agréable d'être un loup.

[suite à Valdis, sur les Docks]